C’est au milieu d’un territoire honnêtement agréable. A se demander ce que ça fait là. On l’aurait plutôt vu au milieu d’un désert, au fin fond d’un marais putride ou dans des montagnes hostiles, mais non, cette chose trône au cœur d’un paysage de collines boisées caressées par un petit vent joyeux. Une ironie des dieux, sûrement. Ou une page de roman d’horreur oublié dans le grand livre de l’Histoire.
Ce que c’est précisément, personne ne le sait vraiment. Mais tout le monde s’accorde globalement à dire que ça fait office de ville, de mouroir, de prison et de champ de bataille, tout en même temps et pour encore certainement bien longtemps. Ca n’a pas de nom. Chacun l’appelle à sa façon, souvent avec des sobriquets tels que le Tabou, le Puits, la Porte ou d’autres encore. Quelques Nains en parlent comme d’Amrana. Pourquoi pas ? On dit que c’est plus vieux que les Huit Royaumes, et aussi noir que l’enfer.
Ce que vous, vous savez avec exactitude, c’est qu’il n’y a pas besoin de chercher longtemps pour trouver un autre endroit où on vit mieux. Les fosses à déchet de Méroflède elles-mêmes semblent plus agréables. Et sur les Huit Royaumes, il doit bien y en avoir deux ou trois dont même les palais royaux ne sont pas aussi bien gardés que ce lieu.
Enfin. Vous viviez votre vie. Vous avez été attrapé par l’Ordre, jugé coupable, condamné. Et avec quelques poignées d’autres malheureux, vous partagez maintenant une cage roulante branlante qui s’avance sur une route aux pavés usés. Les cavaliers qui vous escortent sont armés de pied en cap. Pendant votre voyage, vous avez bien du tomber sur un vieux radoteur ou un beau parleur qui n’a pas pu s’empêcher de rabâcher ce que vous savez déjà : l’Armana est creusée dans une colline à la roche plus dure que tout ce que peuvent affronter les Nains. Elle s’étend sur plusieurs kilomètres carrés. Toute la colline, en fait. Et en profondeur... nul ne le sait, mais certainement bien plus que quelques centaines de mètres. L’armée la plus puissante de toute l’histoire des Huit Royaumes en garde les abords depuis des années. Nul n’a jamais réussi à franchir ses lignes. L’Ordre ravitaille en permanence la cité souterraine en nouveaux pensionnaires, mais aussi en nourriture. A l’intérieur de l’Amrana, il n’y a que le chaos et la mort. Des créatures terribles vivent dans ses profondeurs et tentent de remonter. Elles massacrent la population. C’est le châtiment de l’Amrana. Jusqu’à présent, vous étiez resté sceptique à ce propos, seulement plus le but de votre voyage approche, plus les doutes vous assaillent. Mais cette cité maudite renferme aussi mille trésors : avant que les humains ne prennent le contrôle de ce bout-ci du monde, les elfes, les nains, les orcs et peut-être d’autres races encore avaient eu le dessus. Et chacune d’elle avait tenté de s’approprier ce site. Et chacune d’elle y avait laissé des richesses inestimables. L’Ordre paie cher pour chaque objet de valeur remonté à la surface. Très cher. Exceptionnellement, il gracie même les pensionnaires. On dit que ceux qui ont creusé cette tombe étaient plus riches que les dieux eux-mêmes. Qui ils étaient... les légendes ne le disent pas.
Mais telle n’est pas votre priorité actuelle. Votre chariot grillagé a émergé d’un dernier vallon, et la vue s’est déployée devant vous comme une gerbe de sang. Vous êtes sorti de la forêt, vous avez traversé le cordon de l’armée, vous avez gravi la pente douce jusqu’aux portes noircies. Elles sont entrouvertes et ne donnent pas l’impression de pouvoir bouger. Le sol est ici constamment perforé de puits. De forts courants d’air en sortent ou y entrent. Vous devinez des miroirs, des machineries de bois. L’odeur est forte, et pas vraiment agréable. Les chariots s’arrêtent en éventail devant les portes. Elles sont grandes, mais pas gigantesques. Sans fioriture. Et d’autant plus sinistres. Un vieillard en guenilles et une femme en tunique bleue sortent de l’Amrana, chacun escorté de deux gorilles patibulaires. Puis rien ne se passe pendant dix bonnes minutes. Ou cela n’a-t-il duré que vingt secondes ? Enfin, les conducteurs des chariots descendent de leur perchoir, ouvrent les cages et vous font descendre. Lorsque c’est votre tour, vous entendez votre cocher vous glisser à l’oreille, avec une tristesse indicible : « Si vous voulez faire vos adieux au soleil, c’est le moment ou jamais. »
Enfin, le moment est venu. Vous êtes tous alignés entre les chariots et les portes. Vous sentez la présence de l’armée, loin en contrebas dans votre dos. Risquez votre chance de ce côté-là, c’est la mort assurée, accompagnée de toutes les tortures de l’Ordre. Et en face de vous, c’est l’Amrana. Un silence gêné s’installe.
Sujet: Autre début d'histoire, en self service ^^ 